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Shantaram (2)

Publié mercredi 6 avril 2011
Dernière modification vendredi 8 mai 2015
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Par Yves Kajol

Rubrique Littérature
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Shantaram, livre partie 2

Shantaram est d’abord et avant tout un roman initiatique qui traite de l’accomplissement des voies personnelles de chacun dans sa vie et qui montre précisément ce qui fait la spécificité, la rareté et la valeur de l’Inde en ce domaine.

L’Inde est peut-être le dernier bastion contre la Barbarie : la Barbarie, c’est l’intolérance sous toutes ses formes.

Tel est l’un des grands messages de Shantaram. La "paix de Dieu" c’est la tolérance. Shantaram, à travers toutes ses histoires, tous ses personnages parle en effet essentiellement de tolérance. C’est la vertu essentielle qui maintient encore ensemble tous les Indiens si différents par la naissance, le karma, la richesse ; à Bombay, ou partout ailleurs dans le pays. C’est la main protectrice qui maîtrise le chaudron bouillant vivant sans qu’il explose dans des bains de sang.

C’est cette tolérance qui empêche les êtres de se sentir touchés par le désespoir car chacun sait qu’il doit d’abord réaliser son propre karma pour essayer d’améliorer sa propre vie, pour essayer de devenir prospère. Il sait donc que le karma de l’autre est comme son propre karma. Il doit être rempli et donc respecté lui aussi.

Cette humanité vient sans doute des racines spirituelles profondes de l’Inde. Les religions relient les êtres entre eux, les baignant dans une communauté de rites et de prières qui deviennent un ciment profond de civilisation et leur foi les soutenant dans les épreuves les plus dures. La spiritualité qui baigne toute l’Inde est la clef de l’humanité tolérante et de la force vitale des Indiens telle qu’elle est dévoilée dans Shantaram. Ce qu’ils doivent gagner à travers leur vie, c’est l’amélioration de leur cycle personnel, ce qui responsabilise chacun pour améliorer sa condition tout en leur permettant d’assumer complétement leurs actes. Toutes ses qualités au sens du mot latin - ce qui qualifie - un pays, un être humain, l’Inde et ses habitants les possèdent : ce qui explique la richesse, la flamboyance de ce pays en dépit, et à cause, des différences criardes de richesses, de destins, des contrastes inouïs de situations sociales, de coutumes, de langues.

Shantaram nous montre, nous fait comprendre tout cela : dans la plus grande misère, il y aura toujours une forme de tolérance et d’humanité et donc de joie de vivre. Ainsi dans le zhopadpatti, le bidonville où Lin (Gregory David Roberts lui-même) a séjourné assez longtemps au début, il a dû en supporter les avantages et les inconvénients : la promiscuité, les odeurs des excréments et des latrines en plein air, les rats, les chiens errants sauvages, les épidémies de choléra, les incendies… Mais il a pu aussi bénéficier du soutien et de la solidarité de la communauté. Et par dessus tout, tandis qu’il soignait bénévolement la population, s’est-il fait des amis indéfectibles. Dans ce village "puant" il a ressenti cette protection puissante du bidonville ; il a fini par oublier complètement ses odeurs "infectes" ; il a vu les gens lui ouvrir leurs portes, l’entourer, ne jamais se plaindre, offrir leurs sourires, rester dignes en toutes circonstances. Il a ressenti cette joie profonde, intense de vivre, de s’amuser. Il a vu s’organiser de magnifiques fêtes, des défilés de mode ; il a même embrassé un immense ours brun perdu avec ses deux dresseurs. Il a éclaté de rire avec ses amis tout en dormant sur une natte à même le sol. Quand Prabaker se réveille, il dit à Lin : "Tes ronflements sont merveilleux linbaba" et non pas "Tu m’as empêché de dormir". Et beaucoup d’Indiens seront aimables et tolérants comme l’a été Prabaker. C’est dans leur culture de vie. Il a vu toute cette "nation" du bidonville se mélanger, mélanger les gens et les animaux en supportant les différences d’origine, accepter de l’autre qu’il soit différent. Le tueur, assassin est respecté comme le tailleur ou le vendeur de canettes de bière. Car chacun sait que l’autre est comme lui-même en train de réaliser son propre dharma ; il n’a donc pas à juger ou même à se préoccuper de ce qu’il fait. Il le laisse en paix, le respecte tant qu’il respecte certains codes, certaines règles qui ne sont nuisibles, ni à la communauté, ni à lui-même.

Tels sont les Indiens dont parle Shantaram qui se doivent, en plus de réaliser leur dharma, d’accomplir les trois autres buts qui leurs sont assignés dans la vie. Le deuxième est l’artha, qui est le profit matériel, la prospérité ; ainsi Shantaram présente-t-il de façon admirable l’extraordinaire activité de Bombay : l’Indien ou le résident étranger est une personne active. Il y a très peu de nonchalance. Chacun travaille beaucoup, essaye de faire le maximum, de son mieux, que ce soit le livreur ambulant avec sa lourde charrette en bois, qui transpire en livrant ses lourdes marchandises dans toute la ville, l’homme d’affaires pressé, le réparateur en tous genres ou le guide Prabaker qui a accueilli Lin à sa sortie de bus. Et ce, malgré la chaleur, la pollution et la densité incroyable de population. Shantaram est une leçon de vie et de courage montrée par les habitants de Bombay et des campagnes. Chacun se livre dans sa vie. Et si parfois la marmite explose : lynchage par la foule d’un homme qui a provoqué par sa grande inconscience un accident grave de la circulation, ce n’est qu’un épiphénomène, une soupape à leur extraordinaire patience et tolérance dans cette ruche urbaine hyperactive et stressante de Bombay.

Il y a une scène magnifique dans le livre quand Lin et Prabaker son guide prennent le train à Victoria Station pour se rendre à son village Sunder. Prabaker lutte sauvagement, donne des coups de pieds et de poings, griffe tout le monde, lui le tout petit homme pacifique au sourire géant, pour se réserver deux places dans le compartiment. Les autres se battent sauvagement aussi contre eux pour la même raison, des places à tout prix. Mais quand chacun a pu s’installer, alors tout le monde devient aimable avec tout le monde, chacun sourit et bavarde gentiment avec ses voisins. On échange sur tout. Chacun a défendu sa place, mais sans aigreur, sans méchanceté. Les deux aspects de la question : s’asseoir d’un côté et voyager ensemble de l’autre ont été envisagés avec sagesse et tolérance… Imaginez en France !!!!

Comme troisième but dans la vie l’Indien, l’hindouiste surtout (plus de 80 % de la population) doit rechercher le kama, le plaisir sexuel, qui est vécu sans aucune honte, sinon avec une pudeur extrême en public. Deux passages de Shantaram illustrent ces deux aspects. Prabaker a accueilli Lin dans son village. Lin se déshabille pour prendre une douche : "Non Lin ! Nous sommes en Inde. Personne n’est jamais nu en Inde. Et surtout personne n’est jamais nu sans vêtements" !!! Mais le même Prabaker, un peu plus loin va voir une prostituée et dit à Lin : "C’est une prostituée magnifique, si grasse et à tous les endroits importants. On peut l’attraper à pleines mains où on veut…" !!! La sexualité est vécue, en dépit de son côté cru, comme quelque chose qui reste beau et bon, sans hypocrisie…

Le quatrième objectif que doit rechercher l’Hindou dans sa vie est la moksa : la délivrance. Une petite remarque, on dit en français : "je m’en moque". On voit que le mot en sanskrit est à la racine même du mot français ; "je m’en moque" veut dire : ce que j’éprouve, ce que vous me dites n’a pas de prise sur moi. Je suis détaché, je suis délivré, je suis libre ; ainsi la religion débarrasse-t-elle l’Indien d’une grande partie de la souffrance, lui donne-t-elle l’espérance, la tolérance, et donc une forme de détachement envers toute personne et toute chose, le rend-elle libre. Ainsi, Karla, l’héroïne aux yeux verts profonds dont Lin va tomber très amoureux, va-t-elle lui dire : "Oh, mon Dieu, comme je déteste l’amour… C’est d’une telle arrogance d’aimer quelqu’un… Je t’aime bien, mais je ne t’aime pas…"

De sa prison, Lin dit : "Enchaîné, je me suis rendu compte que j’étais libre d’une certaine façon, libre de haïr les hommes qui me torturaient ou de leur pardonner". Shantaram décrit très bien l’homme indien comme "un être", qui possède en lui l’essence même de la vie, "le brahmane" (les hindouistes croient en une réalité unique, éternelle et transcendantale et représentant le tout, le brahmane). L’Hindou, l’Indien est un "vrai être". Il continue et perpétue la création. Il doit donc aimer soi-même et aimer les autres qui sont aussi des brahmanes. Ceci explique tout de leur façon d’appréhender la vie en "être noble" car d’essence divine, en "être actif, responsable, tolérant et libre".

Plus loin : "Personne ne chassait les mendiants habitants des bidonvilles. Leur vie était peut-être pénible mais ils étaient libres de la vivre dans les mêmes parcs et avenues que les riches et les puissants. Ils étaient libres. La ville était libre…"

A l’heure où en Occident se créent des ghettos, des fossés entre riches et pauvres, où l’on supprime les bancs publics et les bancs du métro pour que les clochards ou même les simples flâneurs ne puissent s’y asseoir, à l’heure où l’on chasse les pauvres et les mendiants des centres-villes, Shantaram nous montre l’Inde comme tolérant les autres et leurs différences, donnant leur chance de vivre leur vie à tous, même si la vie de certains y est particulièrement dure. Plus loin dans Shantaram : "Le pot de vin honnête n’appartient qu’à l’Inde… L’Inde était ouverte, l’Inde était honnête…"
Lin (Roberts) nous décrit les mafias locales, les parrains, les hommes politiques montant les hommes les uns contre les autres mais toujours il tempère. Certains chefs comme Khader Khan ont une pensée philosophique profonde, refusent la drogue et la prostitution qui corrompent et avilissent l’âme de l’homme plus que tout. La brutalité, la violence sont tempérées par un manque d’hypocrisie et surtout un manque de cruauté gratuite. Roberts ne se voile pas la face : tout n’est pas beau à voir à Bombay et ailleurs en Inde mais son personnage Lin nous parle aussi "de cette incroyable beauté qu’est l’Inde…… du sourire le plus large et le plus radieux que j’ai jamais vu…" Plus loin, Lin ajoute : "A mes yeux la ville était belle, elle était sauvage et excitante… Par dessus tout, Bombay était libre, d’une liberté exaltante…"
Ainsi Roberts nous fait-il aimer l’Inde et ses habitants. Par une sorte d’alchimie extraordinaire, que nous avons essayé d’effleurer, due à l’extraordinaire vitalité de ses religions et à celle de ses habitants, Shantaram nous montre le sordide mais aussi le Sublime en Inde, là où il n’existe pratiquement plus ailleurs dans le monde.

L’Inde, grâce à ses vertus, dernier rempart contre la Barbarie ?! C’est ce que raconte Shantaram, formidable épopée, hymne à l’action et à la tolérance, à l’humanité et à l’espérance, à la responsabilité, à la compassion et à l’amour de la Vie.

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