Paradesi
Traduction : Vagabond
Langue | Tamoul |
Genre | Drame |
Dir. Photo | Chezhiyan |
Acteurs | Atharvaa Murali, Vedhika, Dhansika |
Dir. Musical | G. V. Prakash Kumar |
Parolier | Vairamuthu |
Chanteurs | Priya Himesh, Gaana Bala, Yazin Nizar, Vandana Srinivasan, Madhu Balakrishnan, V. V. Prasanna, Pragathi Guruprasad, Gangai Amaran |
Producteur | Bala |
Durée | 126 mn |
Un nouveau choc en provenance d’Inde. D’autant plus prégnant lorsque l’on assiste à une avant-première, en spectateur vierge de toute information. En amont, juste quelques lignes lues sur le site, et surtout, en ayant évité de "cliquer" sur la vidéo bande-annonce.
Laurent "savoy1" Savoyen :
La caméra aérienne descend du ciel et, pendant de longues minutes, traverse les rues d’un village au cours d’un superbe plan séquence. Nous sommes transportés à la fin des années trente, et c’est toute la vie d’une communauté qui s’offre à nous durant cette impressionnante ouverture. L’on y croise toute une population rurale, des vieillards avachis devant leur façade aux enfants jouant et criant, en passant par les dames affairées.
Nous allons faire la connaissance d’un jeune intouchable, préposé aux tâches ingrates telles le ramassage des ordures ou l’acheminement de l’eau. Pour le moment, il annonce le mariage à venir, et s’en va quémander quelques miettes de victuaille auprès de divers habitants.
L’occasion toute en finesse de nous accoutumer avec différents personnages au caractère pittoresque bien trempé, dont la grand-mère du jeune homme, bonne femme geignarde frappée par la vie. Et de se voir présenter le mode de vie d’ici-bas. Magistrale mise en bouche, encore une fois.
Malgré son handicap social, notre héros s’est entiché d’une jeune fille qui, évidemment, ne peut lui être destinée.
Celle-ci n’en demeure pas moins une sorte de confidente, quelque part attirée par les préventions qui lui sont destinées, mais ne peut s’empêcher de le rabaisser régulièrement à sa triste condition.
Et c’est lors de la longue cérémonie de mariage, à laquelle toute la population est conviée, que le couple « virtuel » va pouvoir donner toute la mesure de son ambivalence, entre séduction et répulsion. Du grand art, aboutissant à la scène du repas des restes, pendant lequel notre intouchable se voit refuser toute distribution de la moindre miette, avili aux yeux de tous devant son assiette désespérément vide. La réconciliation malhabile qui s’ensuit ne peut que tirer les larmes au plus aguerri des amateurs de mélodrame.
Servi par deux jeunes acteurs aux visages et expressions touchants, poignants jusque dans leur maladresse, ces moments de toute beauté sont sertis dans un écrin photographique aux couleurs à dominante brune qui régale les yeux et l’esprit. On ne sait si les acteurs sont des professionnels ou non, mais tous, jusqu’au moindre figurant, sont au diapason de cette fresque, vivante ô combien.
Quant à la mise en scène du mariage et ses festivités, qui nous occupent de longs moments, elle n’est que tour de force « musical », parvenant à nous faire oublier le temps qui passe. On n’avait pas vu cela depuis une autre illustre cérémonie nuptiale, celle du Voyage au bout de l’enfer, de Michael Cimino.
Et nous voilà arrivé au milieu du métrage. Et là, soudain, on se souvient être venu pour assister à la condition des travailleurs du thé, au temps des colonies anglaises. Preuve que l’on est bien assis devant une œuvre indienne, le sujet annoncé ne survient qu’au terme de ce qui pourrait être un film à lui tout seul (cf. Mugamoodi, par exemple, et son super-héros tardant à entrer en scène). Tout le sel et le plaisir de ce cinéma, prenant son temps, nous offrant deux services pour le prix d’un. On va vraiment vibrer pour les personnages, puisqu’on a eu tout le temps de s’attacher à eux.
Et c’est parti pour une longue traversée à travers champs et déserts. Les villageois pauvres et affamés, appâtés par les gains que leur a fait miroiter un harangueur à propos de la culture du thé, au loin, tout là-bas, vont parcourir, plusieurs semaines durant, des kilomètres terreux. Soutenus par un chant poignant qui nous narre la destinée de ces futurs exploités, ces images nous font partager fatigue et abandon.
Notre héros, qui a laissé sa dulcinée au village, va alors découvrir, en compagnie d’une mère et son jeune enfant délaissés, les conditions de vie révoltantes des ramasseurs de thé.
Une nature pas si maternelle que cela puisque, des feuilles coupantes aux sangsues remontant du sol, tout n’est qu’agression pour le travailleur. Et des hommes sur qui l’on ne peut guère compter, dont ces gardes-chiourmes qui auraient pu être vos compagnons, mais qui, dans l’espoir de quelque privilège, sont devenus les réminiscences des kapos d’autres contrées, en ces mêmes temps de misère.
Quant aux gains attendus, monnaies sonnantes et trébuchantes, ils retournent bien vite dans le coffre du comptable, pour payer médicaments et poulets sacrifiés à l’occasion de quelque superstition. Une boucle d’exploitation dont on ne sort décidément pas.
Tout cela est dur, violent, prend aux tripes. La mise en scène ample des paysages enserre les personnages à ciel ouvert, le ton dominant de la photographie a changé. Mais cela reste toujours aussi « musical », bien que pessimiste.
Et puis, au détour d’une séquence, l’arrivée de prosélytes chrétiens vire à la farce et au grotesque. Dans un pastiche cinglant de chorégraphie indienne, exécutée par une occidentale, c’est tout un pan du néo-colonialisme qui nous revient à la gueule. Une embardée bouffonne, que seuls certains cinéastes d’exploitation italiens se seraient autorisés dans les 70’s, on peut alors penser à Jacopetti, illustre géniteur du genre mondo.
Bala semble décidément, au vu de ces scènes, un grand réalisateur versatile, maître de la manipulation des émotions.
Tout cela peut-il bien se finir ? Le dernier mouvement de caméra, faisant écho à celui de l’ouverture, glissant au long des travées champêtres pour finir par s’élever vers le ciel, ne promet malheureusement pas le Paradis. Juste le poids d’un destin funeste, étouffant le cri dérisoire d’un être rejeté par la société. La mort eût été préférable.
Mais souvenons-nous, une fois la lumière de la salle rallumée : là-bas, tout là-bas, un village, des rires d’enfants …
Gandhi Tata :
Marek Halter disait « L’esclavage crée le désir de libération ; l’exil, lui, fait naitre le rêve de la délivrance ». Dans Paradesi, nous assistons à l’exil d’un peuple, décidé à s’affranchir de la misère, mais dont la peur va définitivement le condamner à l’esclavage et tuer toute aspiration à la liberté. Comme beaucoup de mots tamouls, paradesi a plus d’une signification et ne peut se résumer en une seule idée. Ainsi, il désigne aussi bien un démuni, qu’un exilé, un vagabond, un banni, ou même un individu insignifiant. Mais dans son film, Bala nous décrit son paradesi comme maudit et pourchassé par la fatalité…. Autant dire qu’il s’agit d’un titre adéquat que le réalisateur a choisi pour son sixième long métrage, qui est incontestablement parmi ses meilleurs.
Rasa est un simple d’esprit orphelin, que tous considèrent comme l’idiot du village. Chargé de toutes les corvées ingrates, Rasa est aussi le crieur public, dont la tâche est d’annoncer les nouvelles du patelin, au roulement de son tambour. Parmi les villageois, moqueurs ou méchants, la jeune Angamma, est une peste qui lui mène la vie dure, mais ses vacheries cachent un amour, qu’elle ne dissimulera pas bien longtemps. Malgré la précarité et l’opposition parentale, le couple coule des jours heureux jusqu’à l’arrivée de la famine. Rasa, comme l’ensemble du village, est dupé par les vaines promesses de Kangani, un enrôleur véreux pour une exploitation de thé, tenue par des colons anglais. Nous sommes dans l’Inde britannique au début du 20ème siècle et le rêve de ces pauvres villageois en quête d’une vie meilleure, va virer au cauchemar.
Le réalisateur Bala a fait un choix intelligent en adaptant Red Tea, le roman de Paul Harris Daniel, pour traiter du calvaire des ramasseurs de thé. On est loin ici, du film patriotique qui prône un nationalisme primaire et haineux. Le fait même d’avoir opté pour une vision anglaise montre la volonté de Bala d’aborder le sujet des abus colonialistes sous un nouvel angle. Paradesi parle essentiellement, de la désillusion d’un peuple jusque-là épargné et de la cupidité de certains locaux, sans laquelle l’esclavage n’aurait pas pris cet essor.
L’écriture de Bala est reconnue, depuis ses premières œuvres, pour sa simplicité et Paradesi ne déroge pas à cette règle. On passe des rires aux larmes, en l’espace deux parties égales (tant au niveau de la durée, que de l’intérêt) qui donnent amplement le temps de s’attacher à ces gens sympathiques et de sombrer avec eux, dans la boue, la maladie et le désespoir.
Surya, Vikram, Arya ou tout acteur ayant officié sous la houlette de Bala vous le dira, l’expérience de travail avec le cinéaste est aussi éprouvante qu’enrichissante. Mais le verdict est toujours le même, il y a toujours un avant et après Bala, dans les carrières de ces comédiens. Il en est de même pour Adharvaa, Vedhika et Dhansika, qui nous font oublier tous leurs erreurs de parcours jusque-là. La façon dont ces trois acteurs font évoluer l’innocence, l’espièglerie et le dépit, propre à leur personnage respectif, est tout simplement admirable. Même si l’on peut reprocher, les traits psychologiques un peu grossier de Rasa et Angamma, au début du film, on oublie progressivement les scènes un peu sur-jouées, en avançant dans l’histoire.
Sur le plan technique, le travail du directeur photo, Chezhiyan, est, à la fois, réfléchi et au service du scénario. Les couleurs évoluent durant tout le métrage pour refléter l’ambiance de chaque scène. Dès l’ouverture, les tons sont volontairement ternis pour donner un aspect rétro docu à Paradesi. Mais on peut deviner quelques couleurs çà et là, après le générique de début, car c’est le temps de l’insouciance, malgré la pauvreté. Lorsque la famine s’abat, l’image est teintée d’ocre, comme une terre aride qui se craquèle. Dans la seconde partie, tout espoir est sapé et la grisaille, ainsi que l’assombrissement, colorent définitivement la pellicule, revêtue de mélancolie jusqu’aux derniers instants.
La musique de GV Prakash est appropriée, sans être exceptionnelle. On retiendra cependant le titre "Avatha Paiyya" dont la mélodie est plaisante et fait espérer le retour des chansons harmonieuses aux dépens des hits gavés aux boites à rythmes, qui polluent la musique tamoule depuis un bon moment.
La reconstitution du village, dans un premier temps et du camp des travailleurs dans les plantations de thé, en second lieu, est impressionnante de justesse et fidélité. On peut y jauger le travail de recherche qui a été entreprit par l’équipe de Bala. Cela va de la simple vaisselle, en passant par les outils, jusqu’aux coiffures des individus. Chapeau bas pour la soif d’authenticité du réalisateur qui parvient à nous transporter à cette époque révolue.
On ne peut pas dire que Paradesi soit un film parfait, car il compte quelques casseroles, comme l’ahurissante scène de conversion de masse par un couple de prosélytes chrétiens. Ce passage trouve un écho avec l’actualité, et fait le parallèle avec le passé, puisque ce phénomène revient en force dans le sud de l’Inde, où de nombreuses familles pauvres embrassent la religion chrétienne pour échapper à la pauvreté, comme le firent leurs semblables à l’époque coloniale, pour gagner un bout de pain. Malheureusement, cet épisode est maladroitement amené, et ce qui se voulait critique se transforme en un clip musical grotesque et embarrassant.
Néanmoins, il est rassurant de voir un cinéaste indien aborder autrement la question de l’occupation anglaise. Pas de patriotisme déplacé, avec de méchants britanniques et un gentil héros indien qui va se révolter. Il y a des voix divergentes parmi les colons anglais et le plus abjects des personnages est bien indien. L’accent est bien mis sur le déracinement et le voyage sans retour de ces personnes, dont le malheur se perpétue encore, mais de manière différente. Le colonialisme a laissé place à la mondialisation, mais l’exploitation n’a jamais cessé. Elle est juste déguisée, et se transmet, à travers le temps, au sein de la gent dirigeante. Paradesi est un hommage à ceux qui sont morts dans l’oubli, mais aussi un message pour cette nouvelle génération d’esclaves modernes, afin de l’exhorter à se réveiller et ne pas s’habituer ou accepter ses chaînes de la pression, du harcèlement et de l’intimidation.
Après le visionnage du film, j’ai siroté un verre de thé et je me suis dit que son goût, sa teinte et son odeur ne sont pas le seul résultat d’une infusion, mais la mémoire d’un dur labeur, qui a consumé les larmes, la sueur et le sang de pauvres gens. Les méthodes ont surement changé, mais je pense que les théiers de ces exploitations se souviennent encore, d’avoir été gorgés de la souffrance des paradesis.