Décidément, en matière de cinéma, l’Inde ne manque pas de jeunes talents pour renouveler la production du pays. Depuis quelque temps, chaque année de nouveaux films se signalent par leur originalité et leur force. Le premier long-métrage de Geetu Mohandas, connue jusqu’à présent comme actrice dans des films en Malayalam, entre dans cette catégorie des bonnes surprises.
Liar’s Dice commence en hiver aux confins de l’Himalaya, dans un petit village isolé de l’Himachal Pradesh, Chitkul, près de la frontière du Tibet. Une jeune femme, Kamala (Geetanjali Thapa), est sans nouvelles de son mari depuis plusieurs mois. Celui-ci est parti travailler à la grande ville voisine sur un chantier de construction. Accompagnée de sa fille Manya (la charmante et spontanée Manya Gupta) et d’une petite chèvre dont l’enfant ne veut pas se séparer, elle décide de partir à sa recherche jusqu’à Shimla, l’ancienne capitale du Raj britannique. Leur périple les conduira encore plus loin, à New Delhi.
Très tôt, elles croisent en chemin un homme mystérieux et fascinant, Nawazuddin (Nawazuddin Siddiqui), dont on ne saura pas pendant toute la durée du film qui il est réellement, ce qu’il a vécu, ni d’où il vient. On comprend seulement assez vite qu’il est un déserteur de l’armée. Nawazuddin décide d’aider Kamala dans sa folle entreprise. Quelles sont ses motivations ? Un désir de protection de la jeune mère et de sa fillette ? Il ne l’accorde que contre rémunération. Une attirance physique pour Kamala ? Elle ne lui laissera jamais la plus maigre espérance d’une aventure. D’autres desseins plus tortueux qui restent cachés ? Le saura-t-on ? Qu’est-ce qui attend, au bout du voyage, les trois (quatre avec la chevrette) personnages de ce road-movie ?
D’emblée, s’installe entre les deux protagonistes principaux une relation forte, non dénuée d’ambiguïtés et qui ne se démentira pas jusqu’à la fin. Une attirance réciproque mêlée de crainte et de méfiance. Pourtant la solidarité dont fait preuve Nawazuddin, pour être intéressée, n’en est pas moins réelle et constante. Il sauve à plusieurs reprises la mère et la fille de postures délicates, sans rien demander. Kamala et Manya lui offrent en retour une présence féminine et un ersatz de chaleur humaine dont on le sent privé depuis longtemps. La découverte, tardive et non expliquée, par Kamala, de la photo d’une femme et d’une enfant dans ses affaires vient le confirmer. Le jeu croisé de regards entre les deux personnages est une des meilleures trouvailles de la réalisatrice.
L’ensemble de son scénario est bâti sur ce fil, celui de la tension entre une menace de violence, qui reste la plupart du temps contenue, et son détournement, par un geste, par une attitude de simple humanité de l’un des personnages. C’est par exemple le cas lorsque Kamala demande à sa fille d’apporter à manger à Nawazuddin, alors qu’ils attendent l’autocar pour la ville, ou lorsque ce dernier, en bougonnant, raccompagne assez brusquement Manya auprès de sa mère assoupie, tandis qu’une femme essaie, on ne sait dans quel but inavouable, d’attirer et de séduire l’enfant avec des douceurs. En termes de violence encore, l’arrivée nocturne dans le monde bruyant, sale, agité de Delhi est un moment fort de Liar’s Dice, en contraste total avec l’atmosphère hors du temps du village de Chitkul et la lenteur du voyage.
Cette lenteur voulue est cependant parfois excessive et redondante. Elle fait partie des quelques rares faiblesses et facilités de débutante de cette réalisation, tout comme une certaine complaisance à filmer des détails insignifiants qui n’apportent rien à l’histoire. La qualité de l’image est en revanche à saluer, même si on peut s’agacer d’un excès de scènes tournées caméra à l’épaule. Elle est le fait de Rajeev Ravi, le mari de Geetu Mohandas, qui a beaucoup travaillé notamment sur les films d’Anurag Kashyap, depuis No Smoking jusqu’à Bombay Velvet, en passant par Gangs of Wasseypur. On reconnait ses nocturnes habités et ses cadrages en hauteur de foule grouillante.
La musique pour sa part est discrète, réduite à sa portion congrue, quelques accords de guitare, à moins que l’on ne considère que les bruits de la nature, des moteurs, les grincements de roues et de machines, ou les silences entre les personnages, puis les brouhahas de la ville, sont la véritable musique de fond du film. Cela semble le cas et ne contribue pas pour rien à l’étrange et poétique climat, empreint d’inquiétude, qui beigne l’œuvre de bout en bout. On est facilement happé par cet environnement sonore que la cinéaste nous force à partager.
Le jeu des comédiens, sobre et précis, constitue un autre plaisir de Liar’s Dice. L’actrice, rencontrée après la projection du film lors de la 2e édition du festival Extravagant India, nous avait confié (c’est ici) que le film avait été réalisé en très peu de temps, faute de moyens, et surtout dans l’ordre chronologique pour la plupart des scènes. Nawazuddin Siddiqui, dont on ne redira jamais assez le talent, et la très prometteuse Geetanjali Thapa, excellente et très juste face à lui, découvraient l’évolution et les émotions de leur personnage au fur et à mesure du tournage. Cela ajoute certainement une touche de sincérité à leur jeu. Il n’est pas question de dévoiler la dernière scène qui les rassemble, sachez seulement que la réaction de Kamala est étonnante et que la jeune comédienne y est épatante. On ne sait s’il y avait à ce moment-là une part d’improvisation ou si elle répondait seulement à une demande de la réalisatrice dont la direction d’acteurs est à saluer.
Elle nous avait dit aussi que Geetu Mohandas avait beaucoup tiré profit des initiatives et improvisations de Nawazzudin Siddiqui. Il suffit de le voir jouer les scènes de poker-menteur,afin de récolter un peu d’argent, pour prendre la mesure de ce qu’il apporte au film. Il semble n’avoir fait que cela toute sa vie. Il est temps d’expliquer le titre, Liar’Dice, en français le poker-menteur, est un jeu de bluff à base de dés cachés sous des gobelets de plastique et manipulés par un joueur qui pousse ses adversaires et observateurs à miser contre lui. Ce jeu qui offre de nombreuses variantes selon les pays est parfois considéré comme une escroquerie et interdit. Nawazzudin en use comme d’un jeu de bonneteau. Mais qui sont finalement les manipulés et les perdants dans cette histoire ? C’est la dédicace finale du film qui donne la clé au spectateur et lui laisse un petit goût amer au fond de la bouche lorsque les lumières se rallument.
On ressort de Liar’s Dice avec cette amertume au cœur et avec l’impression d’avoir vu une œuvre sensible, certes imparfaite, mais prenante et profondément humaniste. Ce film est une preuve qu’il n’est pas forcément besoin d’une extrême violence pour dénoncer efficacement les travers de l’Inde moderne. Filmer à ras d’humanité, et avec l’air de ne pas y toucher, comme le fait avec tact la jeune réalisatrice, permet d’atteindre le même résultat. L’Inde avait choisi ce film, déjà primé dans plusieurs festivals, pour la représenter dans la course aux Oscars 2014. Il n’a malheureusement pas franchi la barrière des films retenus, peut-être en raison d’un côté plus sombre qu’il ne paraît au premier abord, trop pour plaire au grand nombre.